J’ai lu récemment La voie cruelle de Ella Maillart, dans lequel elle raconte son voyage de Genève à Kaboul en compagnie d’Anne-Marie Schwarzenbach, à l’orée de la seconde guerre mondiale. Voyage en voiture, au travers des Balkans, de la Grèce, de la Turquie, de l’Iran et de l’Afghanistan. Le récit est passionnant, et m’a fait remarquer que ma connaissance de l’histoire de cette partie du monde était très parcellaire, voire presque nulle. Une histoire qui semble riche, au croisement des expansions musulmanes, des conquérants turques et des invasions mongoles.
De passage à Payot Cornavin, j’ai trouvé Brève histoire des empires, de Gabriel Martinez-Gros, sous-titré Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, dans la collection Histoire, chez Points.
L’auteur est professeur d’université, spécialiste du monde islamique médiéval. Il s’inspire ici d’un auteur arabe du 14ème siècle, Ibn Khaldûn. Théoricien de l’État et historien, Ibn Khaldûn définit l’État comme l’entité qui se donne le droit et la force de lever l’impôt. Impôt qu’il pourra lever (et imposer) via une sédentarisation du peuple, qui passe par son désarmement et son pacifisme. Il devra donc aller chercher ailleurs la violence nécessaire à cette coercition, ainsi qu’à la défense de son territoire, fruit juteux et accessible. C’est la définition des empires, qui vont, au cours des siècles, désarmer leurs populations, et aller chercher ailleurs leurs forces armées, qui finiront la plupart du temps par se retourner contre eux.
L’auteur distingue trois zones d’empire au cours de l’Histoire. La zone entre le bassin méditerranéen et l’Inde, la Chine, et le bassin méditerranéen, les deux premiers étant les plus riches (en terme de richesse pécuniaire, mais aussi en terme de rebondissements et de chutes). Il explique le mode de création des empires : une dynastie va chercher des forces armées “barbares” pour se défendre, les barbares se retournent contre la dynastie et prennent le pouvoir. La deuxième génération de barbares se civilise, et donc se pacifie, la troisième doit aller chercher ailleurs des forces pour se défendre, et le schéma se répète.
Un point intéressant est que l’Europe, qui se considère comme la descendante de l’Empire romain, n’est pas un empire tel que défini par l’auteur. Il n’y a pas de séparation de la production de richesse et de la fonction guerrière, ce qui apporte une certaine stabilité aux monarchies européennes. Les changements et révoltes de l’histoire européenne sont des broutilles face aux renversements et éclatements dans le monde musulman et en Chine sur la même période. De même, l’Europe résiste plutôt bien aux invasions, ce qui n’est pas le cas des empires musulmans ou chinois. Les chiffres sont assez hallucinants. Les Mamelouks, d’origine turque, sont entre 5 000 et 10 000, et règnent sur un empire en Egypte et Syrie, formé de 5 à 7 millions de sujets. Ils prennent le pouvoir en renversant leur employeur, et restent au pouvoir 250 ans, grâce à une politique très stricte de non acculturation (les enfants nés de pères mamelouks et de mères égyptiennes ne sont pas considérés comme mamelouks, et ne peuvent pas être militaires), ce qui leur évite de se civiliser, tout comme les Qing en Chine, qui interdisent les mariages mixtes et choisissent de rester des “barbares”, ce qui explique leur longévité.
La Révolution industrielle et la colonisation amène la fin des empires, et la domination du modèle européen, où l’État se définit comme “le groupement qui revendique le monopole de la violence légitime”, et où la richesse n’est pas concentrée dans les mains de l’État, mais diffuse au sein de la société (monopole de la richesse versus monopole de la violence).
On assiste tout de même ces dernières années à une volontée de pacification des populations (en particulier par l’arrêt de la conscription et la professionnalisation des armées), mais la globalisation du modèle européen fait qu’il n’y a plus de “barbares”, ou forces tribales, qui pourraient renverser durablement un état, on le voit avec la Syrie et l’échec de l’EI.
Une lecture passionnante, qui m’a appris (un peu) d’histoire du Proche et Moyen-Orient, et beaucoup sur la construction des états et empires en dehors de l’Europe.